Saturday, April 14, 2012

Comment l'ACTA pue le tabac

Une industrie qui cause cinq millions de morts par an devrait-elle avoir son mot à dire dans l’élaboration des politiques publiques ? Dès le début, Big Tobacco a été une force motrice de l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA). A mon grand étonnement, cette information capitale a généralement été écartée du débat sur l’accord controversé.

Peu de temps après qu’il soit devenu directeur général de British American Tobacco (BAT) en 2004, Paul Adams a participé à une conférence sur la contrefaçon organisé par l'Organisation mondiale des douanes à Bruxelles. Dans son discours, Adams a fait valoir que la contrefaçon affecte les cigarettes plus que la plupart des autres produits. La contrefaçon "sape la valeur des marques et l'intégrité du produit," a-t-il dit.

Adams a ensuite prononcé une conclusion risible, prétendant que BAT est une compagnie éthique alors que les contrefacteurs n’ont aucun scrupule : « Même dans ma propre industrie où les produits comportent des risques bien connus pour la santé, les contrefaçons réalisées de toutes sortes avec des additifs non testés et parfois illégaux, et sans notre rigoureux contrôle de qualité, exposent les consommateurs à des dangers supplémentaires. »

BAT fait partie de la Chambre de commerce international (CCI) qui s’est sérieusement impliquée dans le processus de négociations de l’ACTA. En 2008, Jeffrey Hardy de l’ICC envoyait un memo à l’UE, aux Etats-Unis et aux autres gouvernements élaborant l’accord. L’ACTA était nécessaire, écrivait-il, parce que « le vol de la propriété intellectuelle n’est pas moins un crime que le vol de la propriété physique ».

Hardy a été fort occupé récemment dans des voyages éprouvants en Australie – un autre signataire de l’ACTA – pour tenter d’empêcher que toutes les cigarettes soient vendues dans des emballages neutres (sans utilisation de logos, de couleurs ou d’images de marque, ndlr). Le fait que la déclaration prononcée par Hardy en avril dernier est presqu’identique à celle avancée par Paul Adams sept ans plus tôt est très instructif. En effet, Hardy a avancé que « les emballages neutres sont plus faciles à copier pour les contrefacteurs, exposant ainsi les consommateurs à des produits aux ingrédients inconnus et potentiellement dangereux ; il en devient plus difficile pour les consommateurs d’identifier le fabricant responsable susceptible de répondre à des plaintes ou des problèmes ».

Depuis son bureau parisien, Hardy s’est efforcé d’empêcher l’introduction de mesures similaires en Europe. Il a, par exemple, conseillé vivement à John Dalli, le commissaire à la Santé de l’UE, de ne pas proposer l’emballage neutre dans la révision prévue de la législation sur le tabac dans l’UE. (Dalli s’est engagé à publier de nouvelles recommandations anti-tabac avant la fin de l’année).

Alors que se passe-t-il ici ? Preuve semble être faite que Big Tobacco entreprend une offensive sur de multiples fronts pour préserver ses gains mal acquis. L’une des industries les plus nocives de l’histoire de l’humanité ne fait pas seulement semblant d’être préoccupée par la santé publique ; elle entend aussi défendre les lois sur la propriété intellectuelle qui sont théoriquement conçues pour stimuler la créativité et l’innovation.

L’introduction des emballages neutres serait un moyen adapté pour rendre la cigarette moins attrayante auprès des jeunes. Certaines marques ont développé une forme de cachet autour d’elles : tirer sur une Gitane aide à cultiver un air d’insouciance gaulois ; Marlboro a longtemps été associé à la liberté de l’Ouest sauvage. Mais si tous les paquets de clopes se ressemblent et que les logos sont interdits, les fabricants de tabac seront privés de ce que les stratèges du marketing appellent « les propositions uniques de vente ».

Qu’il soit de contrebande ou légal, le tabac demeure une substance toxique. Dans son nouveau livre Golden Holocaust, Robert Proctor préconise que la fabrication et la vente de cigarettes soient interdites ; j’ai tendance à être d’accord avec cela. Néanmoins, si le tabac doit encore être vendu, il serait préférable que les cigarettes soient réglementées et soumises à une taxation élevée, plutôt que colportées par des gangs criminels (selon moi cependant, l’industrie « régulière » du tabac est aussi criminelle ; il n’y a pas d’autres mots pour décrire précisément ses tentatives de supprimer toutes les informations sur les risques de cancer liés à la cigarette).

Il n’en demeure pas moins que la police et les agents de douanes ont de larges compétences – si ce n’est les ressources – pour sévir contre la contrebande de cigarettes. Il n’y a pas de raison convaincante d’introduire un nouvel accord comme l’ACTA pour lutter contre ce fléau. Et la façon dont l’industrie du tabac a tenté de torpiller les tentatives d’introduire les emballages neutres devrait éveiller nos soupçons sur son agenda et sa tentative de se repositionner comme une entreprise socialement responsable.

La convention sur le contrôle du tabac de l’Organisation mondiale de la santé oblige les autorités publiques à ignorer les intérêts économiques des fabricants de cigarettes dans le processus politique. Les membres du Parlement européen doivent dès lors poser de sérieuses questions sur le rôle que Big Tobacco a joué dans l’ACTA. Si, comme ça semble être le cas, l’industrie de la cigarette a recouru à des arguments trompeurs pour défendre ses intérêts, les parlementaires européens doivent brûler l’accord.

Evidemment, il y a des tas d’autres raisons pour lesquelles l’ACTA devrait être rejeté. Il a été négocié en secret ; il pourrait avoir de profondes implications sur la libre circulation des idées en interdisant de nombreuses formes de partage de fichiers sur internet ; et il pourrait permettre aux grosses compagnies pharmaceutiques de faire restreindre ou même cesser le transport de médicaments génériques vers les pays les plus pauvres.

Les citoyens concernés ont un devoir d’interroger les motivations des supporters de l’ACTA. Johnson & Johnson a fait des pieds et des mains pour empêcher l’OMS d’apporter aux malades du Sida trois nouveaux médicaments pour lesquelles la compagnie pharmaceutique détenait les brevets. L’implication de cette firme dans la coalition pro-ACTA ne devrait pas être analysée séparément de sa position méprisable sur ce sujet.

Plus de neuf millions de personnes atteintes du VIH en Afrique, en Asie et en Amérique latine manquent d’accès aux médicaments dont ils ont besoin. D’ici 2030, huit millions de personnes mourront de tabagisme à travers le monde si la tendance actuelle se maintient.

Hollywood, les Big Pharma et Big Tobacco ont rejoint les forces qui veulent nous vendre l’ACTA. Pourquoi devrait-on acheter n’importe quel produit de cette alliance toxique ?

●Traduction : www.michelcollon.info

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